samedi 12 août 2017

LES ALCOOLS DE LA COLÈRE: Futur roman de Saïd LEMLIH

                    Saïd  LEMLIH
       



Les alcools de la colère
                
   

                                Roman inédit
  
            (extrait de manuscrit premier jet)



Début de l'automne mille neuf cent quatre-vingt.

Ahmed baisse le rideau de son épicerie dimanche soir à vingt heures, comme l’exigent les autorités locales. Eté comme hiver, en effet, les débits de boissons alcoolisées, réduits à moins de dix dans tout Marrakech, doivent fermer à huit heures précises. Aucune minute de plus n’est tolérée. A cette époque-ci, la stupide l’arbitraire et la dérangeante répression de « vente des alcools aux Musulmans » est plus forte que la corruption systématique qui se limite, pour les anciens débits, à deux ou trois fois dix Dirhams collectés chaque jour par les fourgonnettes de police et versés à la toute nouvelle mafia dirigée, entre autres, par Driss Basri, le super flic de Hassan II.

Après la fermeture, le vieil homme n’arrive pas à compter la recette du samedi et du dimanche réunis. A soixante-quinze ans révolus il est normal d’abandonner un trésor pour raison de fatigue. Un gros sac plein de billets de banque demeure donc caché, derrière le comptoir.

Debout au balcon, au-dessus du magasin, Saïd, le fils aîné d’Ahmed, regarde devant lui les quatre rangées  d’arbres de l’avenue de Casablanca, devenue boulevard Mohamed Abdel Krim Khattabi. LES ARBRES sont en train de perdre leurs feuilles. C’est un automne sortant de l’été et allant vers un hiver hypothétique car dépendant de la volonté céleste. Parfois pas une goutte à Marrakech tout un hiver. D’ailleurs sept semaines plus tard, le Roi demandera solennellement au peuple de faire des prières rogatoires pour la pluie.

Le jeune homme regarde la montagne du djebel Guéliz derrière laquelle se développe le quartier moderne qui porte son nom. Il a été construit par les colons français, au début du XXème siècle. En voyant une fourgonnette de police, Saïd pense à cette indépendance du royaume qui vient d’avoir vingt-quatre ans : le pénible et difficile début de l’âge adulte, après les drames de l’adolescence représentés par les putschs du début des années soixante-dix.

Comme toutes les grandes vacances d’été, Saïd était en Europe. Il a encore en poche une liasse de Lires italiennes fruit de six semaines de travail dans une cueillette de raisins dans la péninsule. En touchant les billets, le professeur a à l’esprit sa visite à Pompéi, non loin de Naples. Il avait payé cher pour visiter des villas de seigneurs morts d’un seul coup un vingt-quatre Octobre soixante-dix- neuf, après Jésus Christ, sous la poussière incandescente  de l’explosion du volcan Vésuve.

C’étaient des demeures luxueuses où le trio sexe,  drogues et alcool était l’alpha et l’oméga du plaisir de vivre. Lorsque Saïd demanda à l’Italienne qui l’accompagnait : « Que fait donc un chien dans ce hamam romain ? », elle lui dit une phrase en italien qu’il n’oubliera pas : « la riccheza è un pasticcio » (la richesse c’est le bordel) : Dans la villa la plus chère, en effet, il y avait dans un bain aux murs pleins de dessins érotiques et même pornographiques, un seigneur qui se faisait sodomiser par un gros chien. Leurs corps furent couverts avec la très rapide et très mortelle poussière volcanique. Le moulage du plâtre fait avec minutie permet de démasquer la pratique zoophilique de ce seigneur mille neuf cents ans après.

Remontant avec peine les escaliers chez lui, au-dessus du magasin, Ahmed, l’épicier, remarque pour la première fois que les marches qu’il a construites six ans avant sont trop hautes. Il sourit en se souvenant qu’à presque soixante-dix ans, il avait été filmé par des touristes allemands en train de manier la pelle lors de la pose artisanale de la dalle. Son sourire devint un bonheur inavoué, en pensant qu’il avait presque fini une nouvelle maison à son douar natal : Tagadirt, au milieu de la chaîne de l’Anti Atlas. Il ne regrette pas le temps passé. A présent, il a deux grands fils et deux maisons !

Essoufflé, il parvint au premier étage où était son fils aîné, Saïd, enseignant dans un lycée de Casablanca.
-         --   Mon fils ! Dans le magasin il y a une pluie d’argent ! Je suis fatigué je n’ai même pas compté la caisse de plusieurs millions de centimes ! Ton petit frère va prendre le magasin à partir de demain. Il te donnera mille Dirhams par mois pour t’aider car je sais que tu ne touches pas beaucoup dans ton travail d’enseignant !

En effet, le professeur ne touchait, comme salaire mensuel net, que mille cent Dirhams. Il était donc fort content de pouvoir quasiment doubler ses revenus d’autant plus qu’il avait donné à son père les six mille Dirhams d’économies faites durant ses trois premières années de service dans l’Education Nationale où il avait un salaire initial de cinq cent quarante Dirhams par mois.

Avec cette modique somme, il était parvenu à vivre complètement indépendant de sa famille et à obtenir avec mention Bien, son baccalauréat français (A4) et à faire par télé-enseignement, le premier cycle à l’Université de Bordeaux puis à réussir un concours pour faire, à Casablanca, une formation de deux ans afin de devenir professeur de collège. Ensuite, il fut nommé aux lycées Al Kindy, puis Abdel Krim Khettabi à Nador, dans l’extrême nord du royaume où il créera la région Rif du Parti Communiste Marocain (PLS puis PPS), et où il sera SR adjoint de l’UMT (Union Marocaine du Travail). Mais au bout de trois ans, il sera affecté au lycée Mohamed V de Casablanca.

Il réussira le concours du Cycle Spécial pour la formation en deux ans de professeurs de lycées en France. A Caen, en Basse Normandie, et parallèlement à sa formation pédagogique à l’Ecole Normale du Calvados, il obtiendra une maîtrise à l’Université et un Diplôme Supérieur en Psychopédagogie avec Gaston Miallaret. Formé en France, Saïd reviendra au grand lycée technique d’Al Khawarizmy de Casablanca. Il fera un troisième cycle en Sciences de l’Education à l’Université Mohamed V avec Moussa Chami…

Lorsqu’un de ses anciens camarades sera nommé Ministre de l’Education Nationale par Hassan II, il obtiendra un ordre de mission pour aller préparer une agrégation à l’Ecole Normale de Fontenay Saint-Cloud (Paris)…Revenu, il sera nommé dans les Classes Préparatoires puis au CPR.

Quant à Abdel, le jeune frère de Saïd, né huit ans après lui, il arrivera au lycée Ibn Abbad après que les coopérants moyen orientaux aient remplacé les enseignants français. La descente aux enfers du système éducatif marocain commençait. Celui-ci est basé sur l’échec de la majorité des élèves qui ont le malheur de ne  pas faire d’heures supplémentaires ou de ne pas avoir leurs parents constamment derrière eux.

Comme l’indépendance nationale, le jeune Abdel avait quinze ans : Un adolescent intelligent ne pouvait pas réussir, ni même continuer ses études dans un système éducatif hypocrite et malade en pleine adolescence. Si Abdel était né dix ans plus tôt, il aurait été un grand docteur ou un grand ingénieur... 

Mais, pour réussir dans la vie, notre école est, de toute façon, incapable de donner ce qui compte le plus : la volonté mariée à l'intelligence. Il faut être ignorant, idiot ou imbécile pour croire, aujourd’hui, qu’un individu bardé de diplômes des plus grandes universités vaut plus qu’un autodidacte qui a de la volonté et de l'intelligence. A présent les diplômes ressemblent aux très nombreuses médailles que portaient trop fièrement sur la poitrine lors des cérémonies les vieux officiers de l’Armée Rouge. De jolis accessoires de la drogue du système. En voyant Abdel, Saïd a souvent une grande envie de se torcher avec ses diplômes. Un gaspillage se dit-il…           



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