Ci-dessous un autre extrait de mon roman autobiographique intitulé " La blessure des clous de girofle"
J’accompagnais ma
mère, par une après-midi très ensoleillée.
Nous allions chercher l’eau à la source en bas du douar. Sur le sentier
très abrupt, des pierres pointues freinaient notre descente. Comme d’habitude,
j’étais pieds nus. En haut, il y avait les épines des figuiers de barbarie qui
me faisaient mal lorsque ma main les touchait. En bas, les cailloux me
piquaient. Nous tournâmes à peine en bas de Tagadirt, au-dessous
d’Azrou, que nous fûmes rejoints par deux femmes qui, pressant le pas,
arrivèrent vite derrière nous. L’une d’elles lança à l’autre :
-
Tu sais, la vieille Rkia
est enceinte !
-
C’est vrai ? Demanda
l’autre en s’adressant à ma mère qui souriait.
-
Oui ! Répondit R’kia
qui était un peu essoufflée en raison du poids du lourd récipient d’eau en
terre cuite qu’elle portait sur son dos. Pour chercher l’eau, en effet, on se
servait des vieilles amphores dont l’origine remontait à l’Antiquité
gréco-romaine.
Cette nouvelle jeta dans mon cœur de petit enfant une inoubliable
joie. J’étais fils unique. Mes deux sœurs aînées étaient déjà mariées. Ma
dernière petite sœur venait de mourir ou
plus exactement d’être tuée par le charlatanisme tribal béni par le clergé
islamique. En pratiquant la cautérisation (al kayy) on l’a brûlée au
crâne pour de prétendus mauvais signes précurseurs.
Dans tout notre douar, excepté Boîte-à-clous, j’étais le
seul garçon qui n’avait pas de frère. Mon cousin Hassan en avait trois bien
grands et déjà partis dans le Nord.
Deux avions militaires français qui passaient en rase motte
dans la vallée firent un tel bruit que je n’entendis pas la suite de l’échange
entre les deux femmes et ma mère. D’ailleurs, mon énorme joie m’empêchait
d’entendre quoi que ce fût d’autre. J’étais obnubilé par l’idée d’avoir un
frère, moi aussi.
A la source, je me demandais
comment a fait mon père pour fabriquer avec maman un enfant alors qu’il
n’était resté que quelques jours au bled. En buvant de l’eau de source des
mains de ma mère, je me rappelai la récente nuit où je l’ai entendue crier
comme une chatte. Ses cris étaient renvoyés et amplifiés par les rocs des
montagnes nues. Jalouse rocaille !...
Je me souvins alors avoir entendu d’une grande personne que
dans la nuit lorsque une chatte miaule jusqu’à crier c’est qu’elle fabrique des
petits. « Pauvre maman ! Elle doit avoir beaucoup souffert pour me
fabriquer un frère ! » Me dis-je en la suivant sur le chemin très
abrupt qui montait de la source à Tagadirt. C’était un véritable escalier sans
marches. Il ne fallait surtout pas glisser sur cette pente raide avec une
lourde amphore pleine d’eau sur le dos.
« Maman est très forte ! Peut-être qu’elle va me
faire deux garçons en même temps. Des jumeaux. Elle en a eu avant ma naissance,
mais ils sont morts et ma tante Zaina vient d’en avoir aussi. » Me dis-je alors
que nous arrivions en dessous d’Azrou. Ma mère se reposa sur une grosse pierre.
Les deux femmes remontèrent de la source visiblement plus essoufflées qu’elle.
« Alors ? Qui est vieille ? Moi ou vous deux ? ». Leur
lança R’kia tout sourire.
Trois mois après, mon père revint passer quelques semaines
au bled. Il découvrit avec une immense joie qu’il avait fait un huitième enfant à ma mère lors de sa
dernière brève visite.
-
J’espère que ce sera un
garçon. Je vais emmener Said avec moi à Marrakech où je vais m’installer car
Meknès est trop loin. Si tu as un garçon, je vais te prendre avec lui et nous
vivrons dans la ville ocre. Dit mon père tout joyeux.
-
Et si maman a deux garçons
qu’est-ce-que tu ferais ? Demandai-je à mon géniteur avec un air malin.
-
Si Rkia a des jumeaux je
lui achèterais une voiture et lui prendrais deux bonnes. Dit papa en riant et
en sachant qu’il a bien vécu plus ou moins heureux sans voiture et sans bonne
ni serviteur. Il n'a trompé personne n'a profité de la sueur de personne...
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