lundi 10 juin 2019

Injustice économique: Échec de l'utopie islamiste mensongère

Une idéologie compromise par l’exercice du pouvoir

Échec de l’utopie islamiste

Les mouvements qui entendent faire de l’islam la source unique en matière de législation n’ont pas pu conquérir durablement le pouvoir. Combattus par des régimes autoritaires soucieux d’exploiter eux aussi le désir de religiosité, ils ont perdu de leur crédit en cédant aux jeux politiciens et en échouant à définir des politiques économiques à la hauteur des défis sociaux.


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Paul Klee. — « Portal einer Moschee » (Portail d’une mosquée), 1931
© ADAGP, Paris, 2018 - Bridgeman Images

Jusqu’au crépuscule de l’Empire ottoman (1299-1924), lequel fut le dernier califat islamique significatif (1), les musulmans ont bâti leur identité sur une dualité de la religion et de la politique incarnée par l’oumma. Ce terme désignait la communauté des croyants et englobait alors la totalité de l’islam et de ses réalisations humaines. C’était un ensemble intemporel, représentant le passé et l’avenir des musulmans, sans limites spatiales ni frontières car s’étendant à travers le monde connu. Ce n’était ni un gouvernement ni une théocratie, mais une collectivité de foi.
Cette vision du monde a radicalement changé avec la montée en puissance des ambitions hégémoniques occidentales et la chute de l’Empire ottoman, qui déboucha sur l’abrogation du califat par la Grande Assemblée turque en 1924. À travers l’impérialisme et la guerre, les modes de pensée occidentaux ont alors profondément pénétré le monde musulman, en particulier les pays du Proche-Orient. Les Ottomans déclinants importèrent ainsi des modèles militaires européens, tandis que les territoires colonisés furent intégrés dans les circuits de production économique occidentaux. Même les traditions juridiques européennes, articulées autour de règles circonscrites et de constructions légales systémiques, s’ajoutèrent au discours de la charia islamique, qui laissait alors une large place à l’adaptation, en tant qu’épine dorsale constitutionnelle des nouveaux États-nations. En cette ère nouvelle, l’oumma et une certaine fluidité religieuse et politique firent place à des institutions codifiées et à des frontières territoriales.

Un point de ralliement

Réagissant au déclin du monde islamique (inhitat) et aux pressions insistantes de l’Occident, des penseurs musulmans de la fin du XIXe siècle réinterprétèrent leur foi et les textes coraniques en vue d’une cure de jouvence de leur religion. Djamal Al-Din Al-Afghani et Mohammed Abdouh, par exemple, tentèrent une exégèse de l’islam en plaidant pour une adaptation de la vie musulmane aux normes dominantes de la modernité économique et politique. Ces théologiens réformateurs ne se sont jamais appelés « salafistes », terme dont des chercheurs occidentaux abuseront par la suite. Pour eux, il s’agissait surtout de favoriser une réforme religieuse à travers des changements doctrinaux par un retour aux sources qui avaient été délaissées et par la diffusion de nouvelles terminologies (2).
En tentant de « sauver » l’islam, ces réformistes, qui s’inscrivaient dans le mouvement, tant politique que culturel et religieux, de la Nahda (« essor », « renaissance »), l’ont involontairement décentré. Les vérités canoniques de cette religion, et plus encore l’oumma, ont cessé d’être les points de référence obligés. L’islam a été jugé uniquement sur sa capacité à imiter les réalisations occidentales. L’exigence que la religion musulmane s’adapte à un référentiel européen a accompagné la création de nouvelles entités étatiques dans tout le Proche-Orient postottoman. Les régimes républicains ou monarchiques qui émergèrent à l’époque n’étaient pas des résurgences du leadership islamique, mais plutôt les répliques d’un despotisme occidental militarisé, celui du XIXe siècle.
Le décentrage de l’islam par rapport à ses repères initiaux a laissé une trace majeure. Au début du XXe siècle, la religion musulmane constitua un point de ralliement pour les opposants à l’influence occidentale qui rejetaient les projets de réforme et d’adaptation à la modernité. Cette politisation de l’islam a transformé la foi en un instrument de lutte anti-impérialiste. Elle a également conduit une nouvelle génération de militants à considérer que l’islam n’était pas à la traîne de l’Occident, mais qu’il en constituait plutôt un contre-modèle susceptible de libérer les musulmans de leur supposée arriération et de devenir leur bouclier contre l’influence de la culture occidentale. Raison de plus, selon eux, pour étudier les textes sacrés.
Cette évolution donna naissance à l’islamisme, une idéologie qui mêlait religion et politique d’une manière beaucoup plus prononcée que le canon islamique classique dont elle prétendait s’inspirer. À rebours de la relation fluide entre religion et politique qui existait au sein de l’islam des premiers siècles, les mouvements islamistes, incarnés notamment par les Frères musulmans égyptiens, imposèrent un idéal rigide. Sous leur bannière, les fidèles ne se demandaient plus quel genre de musulmans ils devaient être ; rejetant les traditions introspectives et philosophiques de l’islam originel, ils devaient se contenter de savoir distinguer le musulman et le non-croyant. Des termes tels que djihad (« effort sur soi », « guerre juste ») et takfir (« excommunication »), des concepts enfouis dans la jurisprudence islamique furent déterrés et réinventés afin de justifier la résistance et la lutte dans un monde binaire caractérisé par l’opposition entre islam et Occident (3). Les islamistes ne voyaient donc plus leur religion comme une entité intemporelle et sans limites, représentant l’ensemble de la souveraineté de Dieu et de sa création humaine. Au lieu de cela, leur objectif, dénué d’ambiguïté, devint la conquête du pouvoir d’État.
La forte propagation de l’islamisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle a été rendue possible par le déclin du nationalisme arabe en tant qu’idéologie dominante. La défaite du camp arabe lors de la guerre de 1967 contre Israël porta un coup sévère aux idéaux nationalistes et unitaires, tandis que la révolution iranienne de 1979 achevait de les reléguer à l’arrière-plan des doctrines politiques influentes : la chute du chah démontra que des militants mus par des convictions religieuses pouvaient abattre de puissants régimes autoritaires soutenus par la plus grande puissance occidentale.

Désastreuse expérience égyptienne

Aujourd’hui, l’islamisme a échoué à réaliser sa promesse utopique. Ses mouvements dans le monde arabe, hormis dans quelques pays comme la Tunisie, ont été neutralisés ou sont en faillite. La guerre civile algérienne des années 1990 a été le signe avant-coureur des déceptions à venir, comme celles qui ont suivi le « printemps arabe » de 2011. En Égypte, les Frères musulmans ont gouverné le pays de manière désastreuse avant d’être renversés en juillet 2013 par un coup d’État militaire (4), auquel a succédé une répression ininterrompue contre les membres de la confrérie. En Irak, en Syrie et au Yémen, les forces islamistes ont joué un rôle marginal dans la promotion de la démocratie et ont dû s’effacer derrière la lutte contre l’extrémisme violent. Au Maroc, en Jordanie et au Koweït, les partis islamistes légaux ont connu des succès électoraux, mais dans des Parlements domestiqués, ce qui les transforme en forces politiques inoffensives s’agitant à l’ombre de puissantes monarchies, lesquelles exercent toujours un pouvoir absolu.
L’échec du modèle islamiste se manifeste de trois manières. Premièrement, ses mouvements n’ont pas réussi à concevoir des solutions sociales et économiques significatives qui aillent au-delà des slogans. Clamer « L’islam est la solution et le Coran est notre Constitution » est un piètre substitut à l’innovation et à la proposition de politiques publiques destinées à résoudre les problèmes que les régimes autoritaires ont été incapables de régler : pauvreté croissante, chômage de masse, systèmes éducatifs défaillants, corruption endémique. Il est révélateur que le Parti de la justice et du développement (PJD) poursuive au Maroc, comme les Frères musulmans égyptiens lorsqu’ils étaient au pouvoir, des stratégies économiques concoctées par des technocrates soumis à la pression d’institutions financières internationales. Cela démontre que la doctrine islamiste n’a aucune théorie propre de la production et, par conséquent, aucune vision du rôle que l’État devrait jouer dans la restructuration de l’économie.
Deuxièmement, les partis islamistes, exception faite de la Tunisie, ont également échoué à mener des politiques inclusives et démocratiques. L’objection selon laquelle ils n’ont jamais pu vraiment gouverner et prouver ainsi leur ouverture ne tient plus. En Égypte, les Frères musulmans ont semblé plus attachés à leur domination qu’au pluralisme, et leur ostracisme à l’encontre des acteurs laïques prônant un État civil a fourni à l’armée, qui n’attendait que cela, un prétexte pour renverser le président Mohamed Morsi.
Troisièmement, les islamistes du monde entier ont démontré qu’ils n’étaient pas au-dessus des manœuvres politiciennes. Là où ils constituaient des groupes d’opposition légale, ils ont parfois fait alliance avec des courants autoritaires, ce qui a terni leur image de formation antisystème. En Égypte, après la chute du président Hosni Moubarak en février 2011, les Frères musulmans ont cultivé leurs rapports avec l’armée en même temps qu’ils excluaient de discuter avec tous les autres acteurs politiques. Au Maroc, le PJD se soucie davantage de ses bons rapports avec la monarchie — qui lui procurent de nouvelles ressources et une visibilité politique — que de réclamer la réforme du régime. Après la victoire de ce parti aux élections législatives de 2011, son discours religieux a révélé sa subordination au pouvoir royal en invoquant des principes remis au goût du jour tels que la naçiha (« conseil au dirigeant ») et la ta’a obéissance en tant que vertu »). Les principes fondamentaux dont il se réclamait précédemment, tels que la défense des droits humains et la liberté d’expression, ont alors été relégués à la marge. En outre, le PJD ne peut pas prôner à la fois un changement démocratique et des réformes constitutionnelles tout en s’interdisant de contester le droit suprême du souverain à statuer dans ces domaines. Aujourd’hui, l’alliance avec le palais ; demain, peut-être, avec l’armée royale ; enfin, avec les fouloul (partisans de l’ancien régime). Satisfait d’occuper sa place d’acteur électoral de poids, le PJD est passé du rôle de parti d’opposition à celui de parti de gouvernement, mais la politique marocaine n’a pas changé pour autant.
Désormais, les islamistes sont profondément impliqués dans les clivages géopolitiques et les conflits sectaires qui embrasent le monde arabe. Cela discrédite davantage leur prétention à se tenir au-dessus des contingences quotidiennes de la modernité postcoloniale et à défendre la vision purifiée d’une indépendance prospère.

Bigoterie d’État

Le cas du Liban illustre cette problématique. Le Hezbollah y est apparu comme un bras armé de la révolution iranienne et a voulu mener une politique radicale dans une perspective idéologique chiite. Peu après sa fondation, ce parti s’est transformé en un mouvement nationaliste en lutte pour libérer le territoire libanais de l’occupation militaire israélienne. On pouvait alors voir en lui un mouvement islamiste parmi d’autres, avec une base populaire. Aujourd’hui, sous le patronage iranien, le Hezbollah prétend toujours lutter au nom de la nation libanaise, mais, en pratique, il se consacre au combat en Syrie contre les forces sunnites d’où qu’elles viennent (5). Dans ce pays, le « Parti de Dieu » a endossé le rôle de combattant sur le champ de bataille de l’apocalypse. Ainsi, le Hezbollah est moins un mouvement islamiste préoccupé par l’avenir politique et économique du Liban qu’une entité transnationale souhaitant accompagner le mahdi (sauveur attendu par les musulmans) sur un sol étranger.
Les islamistes se présentent souvent comme des victimes de l’oppression occidentale ou de l’ostracisme des régimes autoritaristes. Mais, dans le même temps, ils appellent les fidèles à remédier à ces maux de façon agressive en diffusant le credo islamiste afin de conquérir le pouvoir politique. Ils sont le produit des États autoritaires qu’ils prétendent dénoncer. Et leur discours théologique relatif à la gouvernance démocratique ou au développement économique ne pèse pas lourd à côté de leurs slogans sur la nécessité de châtier les incroyants ou de créer l’État islamique parfait.
La Tunisie constitue la seule réussite arabe pour la gouvernance islamiste — une réussite assurément relative si l’on prend en compte le marasme économique (lire « Une Tunisie contre l’autre »), le départ de migrants, les effectifs djihadistes, etc. Dans ce pays, le mouvement Ennahda et ses homologues séculiers, tel le parti Nidaa Tounès, ont en effet collaboré pour garantir la paix civile et préserver la démocratie (6). Ennahda est une force islamiste significative, avec une large base populaire et un commandement fort, alors que Nidaa Tounès et certains autres partis non religieux agglomèrent des courants de gauche et nationalistes, des représentants des milieux d’affaires, sans oublier les reliquats du régime du président déchu Zine El-Abidine Ben Ali.
Cependant, le cas tunisien est l’exception qui confirme la règle. Ennahda n’a pu réussir qu’en bénéficiant d’un contexte particulier et en mettant parfois de côté son orientation islamiste. Après janvier 2011, la démocratisation de la Tunisie et l’inclusion d’Ennahda dans le jeu politique ont bénéficié d’un soutien international solide sans encourir trop d’ingérences extérieures contraires. Le parti de M. Rached Ghannouchi était auparavant interdit depuis des décennies et a donc évolué en absorbant de nouvelles idées extérieures au canon islamiste. Ses gains électoraux aux législatives de 2014 et aux municipales de 2018 n’ont pas débouché sur une domination idéologique, mais se sont accompagnés d’un assouplissement des exigences religieuses de ce parti en matière de normes constitutionnelles et de politiques publiques. En apprenant à séparer son message religieux de la vie politique et à travailler étroitement avec des formations non islamistes, Ennahda s’est en un sens sécularisé, d’autant plus inexorablement que chacune de ses tentatives contraires a été endiguée par une vague d’opposition populaire. Le contre-modèle désastreux du coup d’État égyptien a joué dans ce même sens du compromis et de la prudence.
En Tunisie, les islamistes ont fini par admettre qu’aucune interprétation de l’islam ne pouvait prévaloir sur les élus lors de l’élaboration de la politique nationale et étrangère. Inversement, ceux-ci ont compris qu’ils ne pouvaient entraver la pratique pacifique de la religion, y compris dans la sphère publique. L’islamisme peut donc s’engager dans cette double tolérance que connaissent d’autres religions que l’islam ; mais cela exige qu’il renonce à ses exigences les plus intolérantes afin que toutes les voix puissent participer à la vie de la cité (7).


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Paul Klee. — « In Front of a Mosque in Tunis » (Devant une mosquée à Tunis), 1914
© ADAGP, Paris, 2018 - Bridgeman Images

Bien que rejetées par de nombreux islamistes, ces dynamiques de compromis ont existé dès les premiers temps de la civilisation musulmane. Celle-ci a en effet admis que, même si les textes coraniques étaient sacrés, leur interprétation et leur application relevaient d’actes humains qui devaient être régulièrement remis en question, débattus et réinterprétés de manière à favoriser l’inclusion de tous. C’est ce dialogue entre le sacré et le profane, l’humain et le divin, qui incarne la dualité religieuse et politique de l’islam — et non l’insistance selon laquelle l’un devrait détruire l’autre.
Si la solution ne se trouve pas dans l’islamisme, où est-elle ? Le « printemps arabe » a fourni l’ébauche d’une réponse sous la forme de politiques démocratiques, de souveraineté popul

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