mardi 10 septembre 2024

Les rapaces du royaume par Tahar Ben Jelloun

 


Rapacité
Tahar Ben Jelloun.. Le360
ChroniqueGouverner, c’est prévoir. Or, le gouvernement actuel n’a pas l’air de prendre la situation au sérieux. Est-il au courant? Est-ce que des ministres daignent aller au marché faire leurs courses ou envoient plutôt leur chauffeur s’acquitter de cette corvée? Quelqu’un devrait les alerter: réveillez-vous! Le peuple ne peut plus supporter cette rapacité qui touche tous les produits.



Par Tahar Ben Jelloun
Le 02/09/2024 à 12h01
Définition du dictionnaire. Rapacité: Caractère, comportement de quelqu’un avide de s’enrichir. Synonymes: avidité, cupidité, vampirisme.
Le mot est arrivé immédiatement à mon esprit quand j’ai découvert au début de cet été combien la vie est devenue chère dans «le plus beau pays du monde». Les prix des denrées essentielles ont presque doublé par rapport à l’an dernier. Le coût de la vie a flambé comme si nous étions une puissance économique où l’on peut vivre sans compter.
Les foyers modestes, pour ne pas dire pauvres, souffrent en silence. Les gens se sentent agressés dans leur vie quotidienne quand ils ne peuvent plus acheter des fruits pour leurs enfants. Déjà, ils arrivent à peine à acheter de la viande, de la volaille et des légumes. Et pas tous les jours.
Pourquoi la vie est-elle devenue si chère?
Ce n’est pas une question de rareté. On trouve tout au marché. Mais les prix pratiqués sont indécents. On se dit que tout cela, c’est à cause du carburant, dont le prix au litre a augmenté. Ici, nous payons l’essence presque au prix de l’Europe (14,58 dirhams, contre 1,9 euro en Europe). Mais le pouvoir d’achat européen est au moins le triple de celui des Marocains.
Cette situation est dangereuse. Les gros distributeurs se sont partagé le marché et pratiquent des prix leur garantissant une marge bénéficiaire confortable. Ils font ce qu’ils veulent, et personne ne les contrôle ni les contraint à respecter la condition du consommateur marocain.
Je me souviens du temps où existait un contrôle des prix. Depuis que le Maroc a choisi l’économie libérale, la liberté a remplacé le contrôle.
Les riches ne cessent de s’enrichir. Tant mieux pour eux. Mais comment alléger les souffrances de ceux qui vivent avec des petits salaires et qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts? D’aucuns s’interrogent: «Mais que fait le gouvernement? Que font les députés censés défendre les intérêts de ceux qui les ont élus? Certains d’entre eux font des affaires!»
Les gens parlent. Je n’entends que cela. Tendez l’oreille. Un peu partout, ils se plaignent et ils ont raison. Pour le moment, ils ne font que parler. Si la situation est grave, c’est parce qu’arrivera le jour où l’on ne contrôlera plus rien. Comme me l’a dit un employé de café, «un jour, ça risque d’exploser». Ce ne sera pas la première fois.
Gouverner, c’est prévoir. Or, le gouvernement actuel n’a pas l’air de prendre la situation au sérieux. Est-il au courant? Est-ce que des ministres daignent aller au marché faire leurs courses ou envoient plutôt leur chauffeur s’acquitter de cette corvée? Ils ne sont peut-être pas au courant. Ils vivent en dehors des réalités. Quelqu’un devrait les alerter: réveillez-vous! Le peuple ne peut plus supporter cette rapacité qui touche tous les produits.
Savent-ils combien coûtent un kilo de farine, un pain, un kilo de viande, un litre d’huile? Savent-ils que la tomate a doublé de prix en l’espace d’un an? Et l’oignon est devenu hors de prix. Savent-ils combien doit débourser un couple qui a choisi de mettre son enfant dans une école privée?
On pourra me dire qu’«il n’a qu’à l’inscrire dans l’école publique!» Oui, mais parfois, les choses ne sont pas aussi simples. Je suis pour l’école publique. Je la défends. Mais il arrive que des profs se mettent en grève ou s’absentent souvent.
Et comment se soigner? La situation de l’hôpital public s’est améliorée, mais la gratuité n’est pas assurée à cent pour cent. Des cliniques poussent comme des champignons. Des médecins ont flairé la bonne affaire. C’est tellement rentable que ça en devient honteux. Il en est de même des laboratoires d’analyse qui pratiquent des tarifs européens, sans honte, sans conscience. C’est l’histoire de la poule aux œufs d’or.
On pourrait continuer ainsi à dresser le tableau d’une société en train de perdre pied, minée par la corruption, par l’appât du gain, par l’égoïsme et la folie d’amasser le plus d’argent.
Je ne souhaite pas que notre pays suive l’exemple de l’Égypte, ou de certains pays africains. Son identité a été de tout temps celle de la sobriété, de la modération, de la solidarité et d’une certaine modestie.
L’argent facile joue un rôle néfaste, surtout dans les régions du Nord. Il est temps de réagir, que le gouvernement mette de l’ordre dans cette pagaille qui risque de se transformer en explosion sociale incontrôlable.
Cette situation favorise la corruption. Cela, nous le savons tous. Il n’y a plus de tabou à réclamer de l’argent contre un droit légitime. Les choses sont dites sans métaphore. Avant, on parlait de «café», on faisait des gestes de la main palpant des billets de banque. Aujourd’hui, c’est dit directement, sans gêne, sans honte ni précaution. Vous aurez votre autorisation quand vous aurez déposé une telle somme. C’est ça ou rien. Chacun fait ses calculs. Les résistants, ceux qui refusent de pratiquer la corruption, souffrent. Car tout se complique sur leur chemin. La morale est sauve, mais la vie se durcit. Quant aux rapaces, ils mènent une vie radieuse dans l’insouciance et la joie. Le pays semble leur appartenir.
Par Tahar Ben Jelloun





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