Saïd
LEMLIH
|
Les alcools de la colère
Roman inédit
(extrait de manuscrit premier jet)
Début de l'automne
mille neuf cent quatre-vingt.
Ahmed baisse le
rideau de son épicerie dimanche soir à vingt heures, comme l’exigent les
autorités locales. Eté comme hiver, en effet, les débits de boissons alcoolisées,
réduits à moins de dix dans tout Marrakech, doivent fermer à huit heures
précises. Aucune minute de plus n’est tolérée. A cette époque-ci, la stupide l’arbitraire
et la dérangeante répression de « vente des alcools aux Musulmans » est
plus forte que la corruption systématique qui se limite, pour les anciens
débits, à deux ou trois fois dix Dirhams collectés chaque jour par les
fourgonnettes de police et versés à la toute nouvelle mafia dirigée, entre
autres, par Driss Basri, le super flic de Hassan II.
Après la fermeture, le vieil homme n’arrive pas à compter la
recette du samedi et du dimanche réunis. A soixante-quinze ans révolus il est
normal d’abandonner un trésor pour raison de fatigue. Un gros sac plein de
billets de banque demeure donc caché, derrière le comptoir.
Debout au balcon, au-dessus du magasin, Saïd, le fils aîné d’Ahmed,
regarde devant lui les quatre rangées d’arbres
de l’avenue de Casablanca, devenue boulevard Mohamed Abdel Krim Khattabi. LES
ARBRES sont en train de perdre leurs feuilles. C’est un automne sortant de
l’été et allant vers un hiver hypothétique car dépendant de la volonté céleste.
Parfois pas une goutte à Marrakech tout un hiver. D’ailleurs sept semaines plus
tard, le Roi demandera solennellement au peuple de faire des prières rogatoires
pour la pluie.
Le jeune homme regarde la montagne du djebel Guéliz derrière laquelle
se développe le quartier moderne qui porte son nom. Il a été construit par les
colons français, au début du XXème siècle. En voyant une fourgonnette de
police, Saïd pense à cette indépendance du royaume qui vient d’avoir vingt-quatre
ans : le pénible et difficile début de l’âge adulte, après les drames de
l’adolescence représentés par les putschs du début des années soixante-dix.
Comme toutes les grandes vacances d’été, Saïd était en Europe. Il a
encore en poche une liasse de Lires italiennes fruit de six semaines de travail
dans une cueillette de raisins dans la péninsule. En touchant les billets, le
professeur a à l’esprit sa visite à Pompéi, non loin de Naples. Il avait payé
cher pour visiter des villas de seigneurs morts d’un seul coup un vingt-quatre
Octobre soixante-dix- neuf, après Jésus Christ, sous la poussière incandescente
de l’explosion du volcan Vésuve.
C’étaient des demeures luxueuses où le trio sexe, drogues et alcool était l’alpha et l’oméga du
plaisir de vivre. Lorsque Saïd demanda à l’Italienne qui
l’accompagnait : « Que fait donc un chien dans ce hamam
romain ? », elle lui dit une phrase en italien qu’il n’oubliera
pas : « la riccheza è un pasticcio » (la richesse c’est le
bordel) : Dans la villa la plus chère, en effet, il y avait dans un bain aux
murs pleins de dessins érotiques et même pornographiques, un seigneur qui se
faisait sodomiser par un gros chien. Leurs corps furent couverts avec la très
rapide et très mortelle poussière volcanique. Le moulage du plâtre fait avec minutie
permet de démasquer la pratique zoophilique de ce seigneur mille neuf cents ans
après.
Essoufflé, il parvint au premier étage où était son fils aîné, Saïd,
enseignant dans un lycée de Casablanca.
- -- Mon fils ! Dans le magasin il y
a une pluie d’argent ! Je suis fatigué je n’ai même pas compté la caisse
de plusieurs millions de centimes ! Ton petit frère va prendre le magasin
à partir de demain. Il te donnera mille Dirhams par mois pour t’aider car je
sais que tu ne touches pas beaucoup dans ton travail d’enseignant !
En effet, le
professeur ne touchait, comme salaire mensuel net, que mille cent Dirhams. Il
était donc fort content de pouvoir quasiment doubler ses revenus d’autant plus
qu’il avait donné à son père les six mille Dirhams d’économies faites durant
ses trois premières années de service dans l’Education Nationale où il avait un
salaire initial de cinq cent quarante Dirhams par mois.
Avec cette
modique somme, il était parvenu à vivre complètement indépendant de sa famille
et à obtenir avec mention Bien, son baccalauréat français (A4) et à faire par
télé-enseignement, le premier cycle à l’Université de Bordeaux puis à réussir
un concours pour faire, à Casablanca, une formation de deux ans afin de devenir
professeur de collège. Ensuite, il fut nommé aux lycées Al Kindy, puis Abdel
Krim Khettabi à Nador, dans l’extrême nord du royaume où il créera la région
Rif du Parti Communiste Marocain (PLS puis PPS), et où il sera SR adjoint de
l’UMT (Union Marocaine du Travail). Mais au bout de trois ans, il sera affecté
au lycée Mohamed V de Casablanca.
Il réussira le
concours du Cycle Spécial pour la formation en deux ans de professeurs de
lycées en France. A Caen, en Basse Normandie, et parallèlement à sa formation
pédagogique à l’Ecole Normale du Calvados, il obtiendra une maîtrise à
l’Université et un Diplôme Supérieur en Psychopédagogie avec Gaston Miallaret. Formé
en France, Saïd reviendra au grand lycée technique d’Al Khawarizmy de
Casablanca. Il fera un troisième cycle en Sciences de l’Education à
l’Université Mohamed V avec Moussa Chami…
Lorsqu’un de
ses anciens camarades sera nommé Ministre de l’Education Nationale par Hassan
II, il obtiendra un ordre de mission pour aller préparer une agrégation à
l’Ecole Normale de Fontenay Saint-Cloud (Paris)…Revenu, il sera nommé dans les
Classes Préparatoires puis au CPR.
Quant à Abdel,
le jeune frère de Saïd, né huit ans après lui, il arrivera au lycée Ibn Abbad
après que les coopérants moyen orientaux aient remplacé les enseignants
français. La descente aux enfers du système éducatif marocain commençait.
Celui-ci est basé sur l’échec de la majorité des élèves qui ont le malheur de
ne pas faire d’heures supplémentaires ou
de ne pas avoir leurs parents constamment derrière eux.
Comme
l’indépendance nationale, le
jeune Abdel avait quinze ans : Un adolescent intelligent ne pouvait pas
réussir, ni même continuer ses études dans un système éducatif hypocrite et
malade en pleine adolescence. Si Abdel était né dix ans plus tôt, il aurait été
un grand docteur ou un grand ingénieur...
Mais, pour réussir dans la vie, notre école est, de toute
façon, incapable de donner ce qui compte le plus : la volonté mariée à l'intelligence. Il faut
être ignorant, idiot ou imbécile pour croire, aujourd’hui, qu’un individu bardé
de diplômes des plus grandes universités vaut plus qu’un autodidacte qui a de
la volonté et de l'intelligence. A présent les diplômes ressemblent aux très nombreuses médailles
que portaient trop fièrement sur la poitrine lors des cérémonies les vieux
officiers de l’Armée Rouge. De jolis accessoires de la drogue du système. En voyant
Abdel, Saïd a souvent une grande envie de se torcher avec ses diplômes. Un
gaspillage se dit-il…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire