- Je vois les Français ! Ils sont tout blancs et très bien habillés ! Mon oncle ! Ils sont blancs comme la lune ! Est-ce-qu’ils descendent de la lune dont ton fils Brahim a promis de m’apporter un morceau en allant sur le mont Lemaden ? Demandai-je à mon oncle M'hamed en regardant dans sa longue vue.
Une colonne de
cavaliers de la Légion Etrangère Française passait sur l’autre versant de la
très longue et majestueuse vallée coupant nord-sud sur près de quarante kilomètres,
la chaîne de l’AntiAtlas, au sud du Maroc. C’est un véritable grand canyon qui
recèle une multitude de vallons sur ses deux versants. Les soldats remontaient
vers le nouveau souk Khémis de la tribu des Idaou Gnidif qui venait d’être
reconstruit plus près du sommet El Kest. Il remplaçait l’ancien souk Jemaa situé
à trois kilomètres plus loin sur un petit plateau et qui avait été rasé par un
bombardement aérien français vingt ans avant.
La plupart des
villages étaient situés au flanc droit des montagnes en remontant la vallée. Les soldats
étrangers passaient donc sur le versant gauche plus désert pour éviter les
habitants. Tagadirt, notre douar (village) est situé sur un immense rocher aussi
haut que la Tour Eiffel. Il fait une gorge escarpée dans la vallée et est accoudé
au mont Lemaden. C’est au milieu de celle-ci et à sept kilomètres de son bout
sud barré par le mont El Kest, le plus haut sommet de cette chaîne montagneuse.
Tout autour du douar, il n’y avait que des cols abrupts, des falaises, des
dénivellations, des ravins, des précipices composés ou couverts de roches dures,
compactes et multicolores.
Une riche
panoplie de diverses pierres et de divers blocs, rocs et moellons. Il y en a
des métamorphiques, des volcaniques, quelques plutoniques, des éruptives, des
schisteuses, des ignées, des alcalines et bien sûr des mixtes. La richesse de
cette diversité n’avait d’égale que celle des produits dans l’épicerie de mon
père. Un énorme choix de boîtes multiformes et de pots de conserve, des boîtes de fromage rondes, carrées, et rectangulaires. Le tout y composait une fête continue de couleurs.
Dans ce pays, notre bled, l'eau a emporté l’essentiel de
la terre fertile. Ce bienfait du ciel a tellement appauvri notre terroir qu’il
ne nous restait plus qu’à broyer du noir et à ruminer le désespoir, ou aller
vers les comptoirs et les assommoirs. L’eau, cependant, a laissé des terreaux
et des humus bénis et vitaux. Les hommes et les femmes construisirent des
murets pour stopper l’érosion dans des terrasses.
L’islam et la
langue arabe vinrent et se mirent, pour notre bien, à emporter notre identité
païenne, notre langue qui ne serait qu’un parler barbare, nos coutumes et nos
croyances, et à nous couvrir avec des vérités absolues plus fortes car l’islam
est la dernière des grandes religions. Les Français voulaient à leur tour et
sans même venir dans nos douars, emporter le linceul qui couvrait notre nudité,
nous autres les Maures. Stratification coloniale abyssale.
-
Mon petit, tu dois ta vie à ces
Français ! Il y a trois ans ce sont eux qui nous ont empêchés de
t’enterrer vivant ! Me lança mon oncle.
- Comment cela ? Je ne comprends
pas tonton ! Moi, sauvé par ces soldats français ? Explique-moi !
-
Comme tu étais très malade, ta mère
a tout essayé : de toutes les plantes que nous avions jusqu’au feu. L’imam
(le curé) de Tagadirt lui a dit d’essayer les clous de girofle. Il n’y en avait
pas dans tout le douar. Elle t’a laissé
pour courir en chercher chez ses parents au douar d’Ayoufisse, dans le cirque à
quatre kilomètres,
-
Mais, mon oncle les clous de
girofle ! C’est avec eux que les Français ont blessé à la jambe mon
grand-père qui boîte à cause de cette blessure ! Dis-je en me souvenant de
ce qu’on disait chez mes grands-parents maternels lorsqu'on parlait des avions français
qui avaient fait pleuvoir une pluie de clous de girofle sur le souk Jemaa et
tué des centaines d’humains et de bêtes. On racontait que les Français avaient fabriqué des clous de girofles et les ont mis dans de la poudre... Mon grand-père a été sauvé par son âne
sous lequel il s’est caché. Cependant il en a reçu quelques uns sur le flanc de sa jambe.
* * *
Lorsque je fus mort et que les soldats de la Légion Etrangère descendaient vers la
rivière, ma mère, R’kia, se frappait la poitrine et les bras. Elle se griffait
la figure en sanglotant et en criant à rompre la gorge et à briser les
oreilles. Des gouttelettes de sang perlaient sur ses joues égratignées. Elles
étaient pareilles à des graines rouges d’une belle chaîne du cou rompue
violemment et jetée à la figure.
Une tante criait : « Ach had’st
laadim ! C’est le quatrième fils que R’kia perd ! Ce n’est pas
possible ya Rabi ! Pitié pour elle ! Son homme ne le lui
pardonnerait pas, il veut avoir des garçons, au moins un garçon, comme son
frère qui en a déjà quatre tous vivants et bien portants !».
Puis, un rayon de Dieu, une particule plus rapide que la
lumière vint donner un ordre à ma puce centrale, à mon âme.
« Réveillez-vous, soldats de défense ! Vous n’allez pas encore
déclarer forfait devant quelques bandes de bactéries et des commandos de virus
qui sont là juste pour jouer ! ». Dit la particule. Et mon désir de
vivre devint plus grand que mon corps.
Et je revins à la vie. Mes défenses immunitaires gagnèrent
la bataille contre la désintégration, contre l’abandon et contre la chute dans
le néant. Je renaissais meilleur et plus fort. Et je criais en pleurant. La stupéfaction fit figer ma mère et la
laissa bouche-bée. Une statue froide pendant quelques secondes. Elle allait perdre connaissance. Mais, avec
cette spontanéité que donne le malheur lorsque on l’a en face de soi, elle me
prit dans ses bras et se mit à courir. Elle n’avait pas seulement un puissant
amour maternel, elle avait une crainte terrible de perdre son unique garçon.
Pour elle, la vie de son enfant était vitale.
Elle oublia complètement l’âne de la famille en train de
manger de l’herbe dans l’étable du rez-de-chaussée de notre maison. De toute
façon il n’aurait pas couru comme elle, même si elle lui donnait des coups de couteau dans le derrière.
Mieux donc était de le laisser tenir compagnie à la vache. Pensa-t-elle.
Ses larmes argentées semblaient lui éclairer la voie
extrêmement difficile. Celle-ci serpentait le versant ouest de l’immense
vallée. Je pleurais, ma douce et belle maman hoquetait. Ses membres tremblaient
comme sous des décharges électriques. Elle ouvrait douloureusement les
paupières. Elle priait la voix entrecoupée de sanglots. Elle ne sentit pas
l’eau en traversant un minuscule ruisseau qui serpentait entre les galets et
les cailloux tranchant, au fond d’un vallon. Les roches, la flore et la faune
du maquis semblaient de plomb.
« Si je perds mon garçon, mon mari, parti travailler à
Meknès, ne me pardonnera surement pas. Il m’a bien battu quand je lui ai
déchiré ses papiers pour l’empêcher de retourner en France. Déjà lorsque mes
jumeaux sont morts, il a failli me répudier. Il faut que Saïd vive ! Ya
Rabi (ô Allah) » Lança-t-elle en criant de plus en plus fort surtout
lorsqu’elle passait, avec un courage inégalé, au niveau et en bas de Bou Anga.
Celui-ci était une sorte d’ermite porte malheur dans tous
nos douars. Prononcer son nom équivalait à proférer une formule qui ouvrait la
porte à un malheur. La plupart des habitants évitaient de passer de jour, au
niveau et en dessous de son gourbi. Quant à la nuit, il fallait être en groupe,
sinon il fallait traverser la rivière et passer sur l’autre flanc de la
montagne d'en face. Bou Anga était un marginal tellement révolté par les autres, par tous
les autres, qu’il accueillait tous les gens sans exception, avec des insultes
et des cailloux.
On racontait qu’à la descente de Bou Anga du train à la gare parisienne d’Austerlitz, les forces allemandes
nazies rentrèrent à Paris. Et le Marocain porte malheur revint à Meknès où il
déposa son burnous dans l’épicerie de mon oncle à Hamrya, à côté de la gare La Fayette et sortit. Juste après le local
bien achalandé prit feu : Certains disaient que ce fut le burnous de
l’homme de malheur qui aurait pris feu pour incendier le magasin. Mais on ne
sut jamais la vérité.
La vallée renvoyait en échos les cris et les appels de ma
mère, cependant pas une lumière ne sortait du gourbi de Bou Anga. Impossible pour
une jeune femme de faire dix kilomètres dans le noir au milieu des pierres
pointues, un enfant dans les bras, et, par-dessus tout, de passer au-dessous de
ce gourbi de malheur. Je levai les yeux vers le ciel et je vis juste un quart
de lune au-dessus du mont Lemaden. La nuit était toute entière arrivée
avec son ciel étoilé.
En réalité, ma mère et moi étions portés par un ange qui
s’amusait : Il nous prenait puis nous déposait dans un incessant mouvement
d’envols et d’atterrissages. Il nous prenait en haut des vallons et nous
déposait au fond d’eux comme s’il nous faisait planer au-dessus d’une
monstrueuse scie. Un enfant de moins de deux ans, les anges aiment ça. Ils
jouent avec son innocence, avec la blancheur de son mektoub (le fatal, l’écrit).
Ma mère ne pouvait pas avoir vite parcouru, dans la nuit
noire, le sentier tortueux et plein de roches dures, compactes et pointues et
de petites crevasses : C’était Pégase lui même, le cheval ailé de notre mythologie qui, conduit par un
ange, l’avait vite transportée. Je me souviens avoir senti son doux plumage
entre mon corps et les seins de ma mère. Ce fut lui qui nous avait fait
traverser le Tartare de Bou Anga. Un oiseau chantait un appel nuptial comme s’il
accompagnait Pégase. Sur les pentes des vallons, les renards se terraient, les
serpents se cachaient.
Lorsqu’elle traversa une dernière combe, elle passa entre deux couteaux. Le douar de la
destination s’avançait vers elle, calme et fantomal. Derrière, les galets, les cailloux et les
pierres pointues entre lesquels elle eut passé, se mirent à l’acclamer et à l’applaudir à l’arrivée. Ma mère, en train
d’écrire un livre avec ses pieds, n’entendit pas ces applaudissements ni ces
acclamations.
En effet, après la traversée d’un épaulement, elle fut chez
les Gouramne avant la dernière prière nocturne quotidienne dite du dîner. Même
les chiens habituellement si hargneux sur les lisères des douars, étaient
silencieux. Seul un rossignol se réveilla pour chanter en notre honneur. Ses
chants étaient meilleurs que les dattes et le lait offerts traditionnellement au Maroc, aux visiteurs importants. Ma mère et moi étions des visiteurs importants.
A la lumière d’une lampe à huile qui brillait et diaprait le
plafond en tremblotant, on me fit boire vite une tisane. Je ne pleurais plus.
Ma mère s’enhardit. Une vieille femme avec des yeux de braise, passa sa main
sur mon front. Me tenant coi, je m’endormis sur la poitrine de maman.
Puis, après un laps de temps de réflexion et de rêveries,
mon oncle ajouta :
-
Ne fais pas tomber ma
longue vue, elle m’a coûté le prix d’un bon fusil de chasse à cinq
balles !... Tu sais mon petit avant de devoir ta vie à ces Français, tu la
dois à une déchirure de paperasse : Si ta mère n’avait pas déchiré tous
ses papiers à ton père revenu de France, il serait retourné là-bas et tu ne
serais pas venu au monde ! C’est moi-même qui ai empêché ton père de la
tuer à coups de bâton… Elle a non seulement déchiré, mais elle a brûlé au
kanoune (braséro) le passeport, la carte
de séjour, la carte de travail de ton
père à l’usine Citroën (Paris) et d’autres papiers. En arrivant et alors que
ton père la frappait en criant comme un fou, j’ai pu sauver la carte de
Sécurité Sociale et la carte syndicale de ton papa que je suis parvenu à
retenir jusqu’à ce que ta mère se sauve chez ses parents à Ayoufiss où elle est
restée plus d’un mois et où ta sœur Fatima la rejoignit…
* * *
En effet, durant quatorze ans, ma
mère était restée seule à Tagadirt. Bien que ce fût là l’habitude chez les
hommes de laisser leur épouse et de partir travailler dans le nord, aucun père
de famille du douar n’a disparu durant une si longue période. Pendant des
années, R’kia guettait toutes les rares voitures et les quelques camions qui
passaient dans un halo de poussière, sur la piste nouvellement construite par
les Français au-dessus du versant est d’en face.
Mais lorsque l’attente dure trop
longtemps, elle cède la place à un oubli progressif. Ainsi, ma mère avait
presque oublié son homme. A trente ans à peine, le douar la prenait pour une
veuve dont le mari serait mort en France où il y avait la guerre ou bien sur le
long chemin de Paris à Marseille et de là à Oran puis d’Oran à Agadir.
Fatima, ma grande sœur aînée
avait vu le jour juste après le second départ du père en France. Elle était
devenue jeune fille sans jamais avoir connu son géniteur. La première absence
de celui-ci a eu lieu juste après son mariage. Il n’avait pas encore vingt ans qu'il se lançais vers le nord en laissant sa femme enceinte de son premier garçon qui allait mourir quelques mois après sa naissance. Le premier séjour dans l’Hexagone de mon père dura sept ans dont plus de six ans dans les mines de
Saint Etienne.
***
Mais, par une belle après-midi
bien ensoleillée, et après quatorze ans d’absence, un homme descendait
lentement et péniblement le versant est de la vallée. Un ânier lui portait ses
valises.
Chaque fois qu’un homme
commençait à descendre ce flanc abrupt, tout notre village voulait savoir qui
c’était. Mon oncle n’avait pas encore sa longue vue. Les véhicules après
cinquante kilomètres de piste dure, déposaient des voyageurs fatigués d’être
secoués dans tous les sens durant presque deux longues heures.
Cette fois-là, l’homme qui
descendait ne portait pas de djellaba. Il était habillé comme un Français. Il
portait une chemise marron et un pantalon bleu drapeau. Il avait l’air très
fatigué puisqu’à tous les cinquante mètres il arrêtait l’ânier et s’asseyait un
moment pour souffler.
Mais lorsque l’inconnu arriva
dans la rivière et avant de commencer à grimper la pente à pic vers Tagadirt, des
femmes lavant le linge dans l’eau le virent. Elles lancèrent des you you en
criant : « Ahmed est
revenu ! Eclate-toi R’kia ! A ta santé R’kia ! Ahmed
est revenu ! ». Ma mère entendit la nouvelle alors qu’elle s’occupait
de sa vache.
Eberluée, elle ne savait plus
quoi faire. Finir de traire la vache ? Aller se laver et se
maquiller ? Eclater de joie et se mettre à chanter ? Rentrer sous une
couverture et feindre la maladie ? Refuser d’accueillir celui qui l’a laissée
seule durant quatorze ans ?... Figée, les mains aux mamelles de la vache,
elle voyait défiler puis défiler telle une bande publicitaire, ces urgentes et insistantes interrogations.
Une demi-heure après, mon père
Ahmed trempé de sueur, parvint à l’entrée du douar. Il était accompagné par son
porteur, l’ânier. Tous les hommes présents vinrent l’accueillir. Son obésité
attirait l’attention de tous les présents et de toutes celles, plus nombreuses,
qui voilées, regardaient d’un œil bien rond : Sans être bien grand, il
devait peser environ cent cinquante kilos.
On lui
demandait : « Comment va la France ? » Et on
n’attendait pas de réponse car son obésité suffisait pour signifier qu’en
France, tout allait bien car il y avait
beaucoup de pain, de viande, de beaux tagines et de thé à la menthe bien sucré. Si personne ne
demanda à papa si la France était le paradis c’était par respect pour l’imam qui
était debout et visiblement dérangé par l’arrivant de chez les
« mécréants ». Un arrivant qui dérangeait la vie cénobitique de Tagadirt .
Fatima, ma sœur, arriva, regarda
son géniteur puis elle se mit à crier en pleurant : « Ce n’est
pas mon papa ! ». Trois mois après, elle fut mariée. Elle avait entre
quatorze et quinze ans.
Après ce mariage, mon père
voulait retourner en France. Ma mère venait de tomber enceinte de deux garçons
jumeaux qui allaient mourir bébés. En effet, malgré son obésité, Ahmed fera, en
dix ans, six autres enfants, quatre garçons et deux filles à ma mère dont trois resteront en vie: deux garçons et une autre fille.
La France qui avait pris son mari
a ma mère à deux reprises : sept ans et quatorze ans, semblait appeler mon
père. C’était une dangereuse et implacable concubine qui dérangeait maman au
plus haut point....
C'est un premier petit extrait de mon roman qui contient plusieurs excellents passages : Ex: Une abeille dans le camion, la caserne qui deviendra le lycée Victor Hugo de Marrakech, les Légionnaires Sénégalais à Djemaa El Fna, la torture du camembert etc... etc...et bien sûr les culottes des Françaises qui changèrent ma vie..
Je refuse de donner mes chefs d'oeuvre pour une bouchée de pain à un obscur éditeur parisien... Affaire à suivre !
( sms à : S. Lemlih 212 66 16 66 09 47)
C'est un premier petit extrait de mon roman qui contient plusieurs excellents passages : Ex: Une abeille dans le camion, la caserne qui deviendra le lycée Victor Hugo de Marrakech, les Légionnaires Sénégalais à Djemaa El Fna, la torture du camembert etc... etc...et bien sûr les culottes des Françaises qui changèrent ma vie..
Je refuse de donner mes chefs d'oeuvre pour une bouchée de pain à un obscur éditeur parisien... Affaire à suivre !
( sms à : S. Lemlih 212 66 16 66 09 47)
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